- Meu artigo para o encontro que está havendo em Paris, sobre a Europa e o legado do Ocidente
- Cosmopolitisme et « Guerre des Religions »
Renato Janine Ribeiro
Dans un article précédent, présenté lors de la rencontre de l’Académie de la Latinité à Tunis, fin 2011, nous avons discuté des possibilités d’un « nouveau cosmopolitisme ». L’axe de notre texte était l’opposition entre ce qu’on pourrait appeler le terroir, identifié aux nationalités, et une citoyenneté globale ou mondiale ; la Révolution française était, parmi les trois grandes révolutions qui dans le siècle allant de 1688 à 1791 changent le monde, la seule qui dans son début reconnaissait les droits à « l’homme » dans toutes les contrées du monde (dans sa Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, votée en 1789) et non seulement à celui qui était né dans un pays particulier (l’Angleterre ou bien les Etats-Unis dans chacun de leur Bill of Rights, datant respectivement de 1689 et de 1789 ). Ici il s’agira d’une autre question : le conflit entre l’idéal cosmopolite et l’identité religieuse poussée à l’outrance. L’ « autre » de l’universel cesse donc d’être la nationalité ou un ensemble de valeurs plus ou moins liés à la culture dans un espace plus ou moins défini par la géographie et les principes, pratiques et idéaux que partage une population, pour devenir quelque chose de plus flou géographiquement, voire ethniquement, mais bien plus restreint du point de vue de son inflexibilité, je veux dire : des valeurs religieuses d’ordinaire extrémistes. De toute façon, pour les principes concernant le cosmopolitisme, un idéal qui peut s’originer avec le cynique Diogène, contemporain d’Alexandre le Grand mais qui ne fera légion qu’au siècle des Lumières et depuis, je dois renvoyer à cet article qui a été publié dans Les nouveaux imaginaires démocratiques .
L’enjeu ici est celui de l’identité ou des identités. Nulle société précédente n’a été aussi ouverte que la nôtre à des identités différentes, plurielles, souvent contradictoires. Il y a un siècle l’éventail des professions était bien plus restreint que de nos jours. Par exemple, si on faisait l’université, cela signifiait que les hommes auraient le choix entre les diplômes de droit, du génie, de la médecine et quelques autres ; les femmes se tournaient surtout vers les cours qui leur permettraient de devenir enseignantes, parfois, infirmières. Aujourd’hui on a facilement le choix parmi bien plus d’une centaine d’options. L’identité vous venait en outre comme un paquet. Un homme de classe moyenne deviendrait ingénieur, avocat ou médecin, pratiquerait une religion même s’il ne croyait pas (ma mère n’a jamais vu son père, un pharmacien petit-fils d’Italiens, entrer à l’église), épouserait une jeune fille vierge, ils auraient des enfants, dont elle s’occuperait. De nos jours tous ces volets sont mis en cause. Il peut avoir une autre profession, ne pas se marier ou vivre avec un autre homme, être athée, agnostique ou indifférent, ne pas avoir d’enfants et, s’il en a, sa femme peut bien travailler comme lui. Elle est finie, l’époque du paquet identitaire.
Mais est-ce bien vrai ? En vérité, les choses semblent se passer comme ça dans ce que j’appelerais un Occident élargi, qui est plutôt un concept qu’une réalité géographique : en Europe de l’Ouest, en Amérique du Nord (mais, pour le cas des Etats-Unis, surtout dans les Etats qui votent démocrate), en Amérique Latine (mais surtout en milieu urbain et en excluant les religions évangéliques qui y foisonnent), au Japon et dans certains autres pays d’Asie. Certaines de ces nations correspondent à une sorte d’Occident primordial, ce qui ne veut pas dire un noyau dur ou plus important, mais simplement l’Occident qui a maîtrisé le globe terrestre, tandis que d’autres pays forment de différents « Occidents dissidents », dont l’Amérique latine, pour laquelle j’ai proposé ce concept de dissidence . On est Occidentaux, mais dissidents. Notre culture n’est pas essentiellement celle de la « rule of law » ou de l’empire de la loi ; elle accorde une part cruciale à la dimension affective, ce qui peut mener à des autoritarismes – pendant longtemps les régimes de droite se sont montrés plus capables que les démocraties de manipuler les passions ; voyez le cas des fascismes – mais de nos jours elle mène de plus en plus à des régimes qui réussissent la difficile et assez inouïe inclusion sociale des couches les plus pauvres et démunies de la population. Si les siècles initiaux de la démocratie moderne ont partout été ceux d’une élite blanche, avantagée du point de vue de l’argent et de la culture, nos jours sont de plus en plus marqués par l’avènement de nouveaux sujets sur la place publique, dans l’espace politique, en particulier les pauvres qui, par là, sont en train de quitter leur pauvreté. C’est-à-dire que l’un des principaux traits de la démocratie la plus récente est justement le fait que l’assomption de la condition de sujet politique (l’ « empowerment ») marche avec la réduction de la pauvreté ; le fait que démocratie politique et démocratie sociale viennent maintenant ensemble ; or en Europe de l’Ouest et aux USA l’intégration sociale des couches les plus démunies date de la fin du XIXe et de la première moitié du XXe siècles. Dans ces deux régions, celle de l’Occident moderne « primordial », le progrès social a devancé celui politique. Les couches plus pauvres ont cessé d’être pauvres sans pour autant devenir des protagonistes politiques. Il y avait très peu de pauvres en Europe de l’Ouest, aux Etats-Unis et au Canada au sens Latino-américain du mot vers les années 1960, et cependant la politique était menée par des « Patricians », des hommes de l’élite, tels Kennedy, MacMillan, de Gaulle. Ce qui se passe de nos jours en Amérique du Sud est tout à fait différent. La percée vers le haut des plus pauvres s’accompagne d’une prise de possession culturelle, sinon politique, de leur part. Il y a un demi-siècle les sociétés développées acceptaient d’être dirigées par l’élite culturelle et économique ; même si tous les citoyens votaient, la plupart savaient bien que le pouvoir n’était pas fait pour eux. Aujourd’hui il suffit de regarder les leaders élus de plusieurs pays Sud-américains – Lula, Evo Morales, Hugo Chávez – pour se rendre compte qu’ils sont de souche pauvre ou presque. L’imaginaire qu’ils mobilisent, eux ou bien leurs adversaires politiques, est un imaginaire de plus en plus populaire .
Il n’est plus vrai que la culture dominante, au moins dans les sociétés actuelles, soit celle de la classe dominante ; lorsque le rap, le hip hop, les programmes populaires sur la télé attirent des foules, la culture savante recule. Le procès auquel on assiste rappelle celui de l’avancement de la démocratie, ou du régime des masses, que constatait Tocqueville aux Etats-Unis dans son livre de 1835, De la démocratie en Amérique : ce qui est aristocratique perd son poids, ce qui est démocratique – ou plutôt, démotique – progresse. Parmi les grandes différences entre ce qui s’est passé en Europe de l’Ouest-Amérique du Nord il y a un siècle, et ce qui est train de se passer en Amérique latine de nos jours, il y a dans le premier cas ce décalage de long terme entre l’économique et le social d’une part, le politique et le culturel de l’autre ; et dans le second cas cette presque-priorité du culturel sur l’économie, ce qui signifie que la pauvreté n’a pas encore été battue en brèche dans ces pays, mais les couches pauvres ne sont plus celles qui ne parlaient pas, celles dont on n’écoutait pas la voix. Ce qui répond, dans les pays les plus riches, à ce procès de démotisation de la politique est sa médiatisation. Les médias sont devenus des puissances partout, mais dans les pays riches leur rôle semble plus fort qu’ailleurs ; voyons le phénomène qu’on appelle people en France, qui signifie exactement un « disempowerment » du peuple, du fait que la msie en valeur des personnages people représente exactement la réduction du peuple souverain (France), du « we the people » de la célèbre formule, à un public plus ou moins passif devant une mise-en-scène qui arrache son attention ; les questions publiques (la politique, la société) deviennent des non-questions présentées à un public, à un parterre virtuel. La présence, cette caractéristique essentielle de toute politique dès le moment où les Grecs ont commencé de se rassembler sur la place (agora, tó mésson) afin de décider en commun des questions en commun, cette présence que les modes de représentation politique essaient de stimuler depuis deux mille cinq cents ans, risque de disparaître ou d’être réduite à une portion congrue. Et le fait que deux présidents français de suite aient eu leurs histoires d’amour exposées en public en dit long sur la médiatisation du politique : Sarkozy avec son divorce et son remariage, Hollande avec les conflits entre son ex et son actuelle compagne. Cela serait très difficile à concevoir du temps des présidents – de la Ve république , bien sûr – qui les ont précédés.
Une conception laïque de la société
Ceci dit, que la culture politique des pays dont l’occidentalité est plus ancienne ou plus solide (sans que cet adjectif expose un jugement de valeur soit positif, soit ngégatif) accorde davantage d’importance aux médias et ait séparé l’émancipation économique et celle politique de ses ex-pauvres, que la culture politique des pays à occidentalité dissidente fasse ressortir l’affectivité dans la politique et fasse cheminer en même temps l’ « empowerment » économique, social, politique et culturel de ses ex- et encore-pauvres, tous les pays dont on a parlé jusqu’ici partagent une conception majoritairement laïque de la vie sociale. Laïque veut dire en français avant tout celui qui n’appartient pas à une confession et spécifiquement, dans le cas des religions à clergé, celui qui n’a pas professé cette religion, qui n’appartient donc pas à son clergé ; cependant, dans d’autres langues, dont l’anglais et également le portugais, ce mot peut désigner celui qui est étranger à une profession – que ce soit la profession de foi (religieuse), que ce soit l’exercice d’un métier professionnel. Nous suivrons ici, même si nous écrivons en français, la leçon qu’apportent les autres lanques concernant une laïcité qui n’est pas que le refus de la position cléricale, mais également de toute position qui prétend être celle de la spécifité trop restreinte. Le professionnel est celui qui renonce donc à sa laïcité, et le fait au cours et à la suite d’un long travail d’entraînement sur une voie précise. Il devient un expert. Il fait profession de foi d’être médecin, avocat, ingénieur : il est un expert, c’est une affaire de connaissance pratique ; il est un professionnel, c’est une question de foi. Il est donc à cheval sur le savoir, un savoir il est vrai pratique, et la foi, deux filières dont la distinction a été travaillée dès le 18e siècle, en particulier par Kant et ses disciples. Il faut ici ajouter que son savoir ne lui suffirait pas, s’il n’était pas doublé d’une foi, dont la nature rappelle ce que Husserl appelait l’éidétique. C’est dire qu’il regarde les choses selon sa spécialité à lui. L’éidos du droit relève donc moins d’une prétendue nature de l’objet (les rapports humains) que du regard qui est porté sur lui et le constitue : les rapports humains sous l’aspect des droits et des obligations. Un avocat se plaira à considérer les choses humaines du point de vue du droit, ce qui lui vaudra par contre une certaine cécité à l’égard de ce qui n’en relève pas. Je me souviens de l’écrivain brésilienne Gloria Kalil, qui disait que lors des successions les héritiers se réunissent doublés de leur avocat, lorsqu’ils devraient se faire accompagner plutôt de leur psychanaliste : ce qui est en jeu lorsque votre père se meurt n’est pas l’argent que vous allez recevoir, c’est plutôt l’amour que vous croyez ne pas avoir reçu et que jamais vous n’aurez, s’il est déjà décédé (probablement vous ne l’auriez pas même s’il était encore vivant, du moins dans la mesure de vos désirs). C’est pourquoi, d’ailleurs, parmi les meilleurs opérateurs du droit, augmente constamment le nombre de ceux qui fréquentent la psychanalyse, la psychologie, afin justement de pouvoir suppléer aux carences de ce que peut apporter une structure des rapports humains addicted aux droits et aux obligations, insuffisante donc pour saisir la complexité des autres relations que nous entamons.
Voyons par exemple l’expression « en pleine jouissance de ses facultés mentales ». En langage juridique cela va de soi ; cela signifie que la personne a une certaine (au fait, jamais totale, mais disons : prédominante) maîtrise de ses facultés mentales. Jouir a donc un sens tout à fait différent de celui que nous lui accorderions en psychologie, surtout après les libérations sexuelles survenues depuis un siècle. La jouissance du juriste renvoie au contrôle, à la maîtrise, à la conscience de soi et de ce qui est autour de soi. Dès qu’on parle sexualité, pourtant, la jouissance devient perte. Elle est perte de soi en l’autre. Elle met fin à l’idée même de « soi », à moins évidemment de faire du rapport sexuel l’occasion d’une possession, d’une conquête, d’une maîtrise de l’autre – ce que faisait par exemple Don Juan, dans sa légende ou mythe ; mais cela fait rater exactement ce qui est vraiment décisif dans la « petite mort », le fait de se rendre à une expérience qui dépasse les identités séparées. Autrement dit, le mot jouir dans son acception juridique établit de soi à soi un rapport de maîtrise, de possession, qui rappelle celui du sujet à l’objet ; son dérivé non-juridique, sexualisé, refuse cette distinction du sujet et de l’objet et opère une con-fusion entre les termes. Dans un rapport sexuel, qui est exactement là où le mot de jouissance se réenracine après avoir plus ou moins quitté l’ambiance juridique, la jouissance est perte, disions-nous ; mais telle est peut-être surtout l’expérience masculine ; il est fort probable que ce soit pourquoi les mâles, au long de l’histoire, aient autant tenté de contrôler la sexualité féminine, qui ne connaît pas de période d’absence de désir après l’orgasme : une femme peut avoir plusieurs rapports sexuels complets de suite, ce dont un homme n’est pas capable ; c’est probablement pour compenser ce qu’ils perçoivent comme une infériorité vis-à-vis des femmes que des hommes ont contrôlé leur vie sexuelle ; c’est possiblement pourquoi les harems ont été composés de femmes, même si un homme ne pourrait les satisfaire toutes, plutôt que d’hommes, dont une femme pourrait bien jouir successivement.
Bref, la jouissance désétablit, plutôt qu’elle n’établit ; il s’avère donc, pour retourner à la question dont on parlait, qu’un avocat aura tendance à y penser du point de vue du droit, plutôt qu’à celui de la sexualité ; le contraire se produira lorsqu’il s’agira d’un psychologue ou sociologue, bien sûr, mais là on aura maille à partir avec des moins-professions, avec des activités qui ne sont pas aussi « professionnelles » que celles de l’avocat, du médecin, de l’ingénieur ; c’est comme si beaucoup parmi les nouvelles professions, celles qui datent du 20e siècle, étaient plus interdisciplinaires que les trois grandes traditions du Droit, de la Santé, du Bâtiment ; et pourtant un regard professionnel se distingue encore par le fait qu’il est toujours une pluralité de non-regards. Du moment où je regarde la psyché, j’écarte le droit, le bâtiment, parfois la santé physique ; en outre, je mets en veilleuse la sociologie, la politologie, la littérature, à certaines exceptions près. C’est pourquoi il y a une « profession de foi » au coeur de tout choix professionnel : on renonce à la laïcité de celui qui peut tout fréquenter. Il est cependant des domaines où la laïcité s’impose. Il n’est de métier plus laïc – donc, de non-métier – que celui de citoyen, sinon celui d’être humain : on n’est homme et femme, père ou mère, enfant que dans la mesure où on n’a pas de profession ou métier. Quiconque fait de ces positions un métier ou une profession contrevient, ne serait-ce qu’en partie, à son humanité.
Le contrepoint de la laïcité comme mode de vie est l’intégrisme. Il ne s’agit pas, malgré son nom, d’un souci de l’homme intégral, comme le voudrait par exemple un Jacques Maritain, qui dans son Humanisme intégral (1936) accepte d’ailleurs la démocratie et la laïcité ; bien au contraire : ce que fait l’intégrisme, c’est de constituer une mince partie de la vaste et contradictoire expérience qu’est l’humanité comme son intégralité. Il s’agit donc d’un coup d’Etat sur l’esprit et les attitudes des hommes ; la partie est présentée comme étant le tout : pars pro toto ; c’est une synecdoque, mais très poussée ; il ne s’agit pas de dire visage pour signifier personne, voile au lieu de bateau, mais de dire « une telle foi » pour supposer homme authentique, une telle interprétation d’une certaine religion pour signifier toute personne (d’ordinaire du sexe masculin) qui méritera être titulaire de droits (et de droits assez limités, parce qu’ils ne pourront être employés que selon les règles, par exemple, la charia ).
Foi, savoir, doute
La foi repousse par là le savoir, tout savoir. Mais c’est une foi qui se présente comme un savoir, comme le savoir. Or il n’est peut-être de meilleure définition de la foi que celle attribuée, semble-t-il à tort, à Tertullien , Credo quia absurdum : je crois parce que c’est absurde (au lieu d’une possible version bien-pensante, médiocre : je crois parce que ce n’est pas absurde, ou en dépit que ce soit, ou que cela paraisse, absurde) : l’expression condense parfaitement la situation du vrai fidèle, qui est toujours en passe de devenir non-croyant ; ne croit que celui qui vit toujours au bord de perdre sa foi ; la foi est un pari, l’a bien dit Pascal, et s’il en retire l’idée que c’est un pari avantageux (si on perd on ne perd rien, par contre si on gagne on emporte tout), c’est peut-être afin de réduire sa très janséniste angoisse, qui le mènerait à vivre la foi plutôt tragiquement. Mais la foi de l’intégriste est une foi triumphans. Elle croit triompher. Or foi et doute ne sont pas antagoniques. C’est exactement par là que la foi peut paradoxalement se rapprocher du savoir. Tout savoir qui ne se met pas en cause, pour employer une idée qu’on pourrait dire nietzschéenne , ou tout savoir qui ne se pose pas comme falsifiable, pour reprendre la formule due à Karl Popper, est un piètre savoir. Le savant – le scientifique, pourrait-on dire – a son savoir toujours en sursis. Il ne s’agit jamais d’une propriété, mais plutôt d’un trust, de quelque chose qu’on a entre ses mains d’une manière toujours précaire, comme l’aurait un trustee ou un fidéicommissaire.
Je suggère donc qu’entre la vraie foi et le vrai savoir il existe des points en commun, dont le doute, dont le risque. Le vrai homme de foi n’est peut-être pas celui qui croit sans aucun doute, mais plutôt celui qui sait que mince est sa certitude. Au contraire du pari pascalien, le sien n’est pas assuré de lui apporter un gain. Il parie, c’est vrai, mais si ce mot de pari peut être convenable pour son attitude, ce n’est pas à cause du solde favorable qu’il aura toujours (chez Pascal, un gain s’il y a le Ciel, une non-perte si le Paradis n’existe pas), mais à cause du fait qu’il ne sait jamais si ce que promet la religion est vrai ou ne l’est pas. De nos jours ce risque s’est bien atténué. Un homme de foi « civilisé », démocratique, ne craindra plus d’aller en enfer s’il choisit la fausse religion. Il y a encore quelques décennies, beaucoup craignaient, s’ils étaient catholiques, qu’en épousant une protestante ou une juive ils risquaient soit la damnation de leurs âmes, soit du moins leur exclusion du Paradis, que ce soit pour eux ou pour leurs enfants ; aujourd’hui un certain consensus s’est établi, depuis surtout l’ « aggiornamento » mené par le pape Jean XXIII, autour de l’idée que toute religion peut mener au salut, donc la mission, le prosélytisme, la cathéchèse ont perdu de leur importance relative. Il est désormais impératif d’assurer le dialogue entre les religions, plutôt que de mener une guerre pour la sienne, contre toutes les autres, considérées comme de suppôts du diable.
Vers le salut de tous
Les dogmes deviennent dans une certaine mesure des métaphores. On assiste à une métaphorisation, et par là une relativisation, des principes qui divisaient les religions. Ils deviennent comme des formes de lithurgie. Ils relèvent de ce que Melanchthon appelait les « adiaphora », les choses indifférentes. Pour plusieurs réformateurs du 16e siècle, et ce principe sera repris par des hommes du 17e, il est essentiel que la vie religieuse soit réglée, qu’on ait des formes de culte prescrites, qu’il n’y ait pas dans le même Etat la liberté dans une même religion pour chaque fidèle ou sacerdot de mener le culte à sa guise ; il faudra que le clergé d’une même religion s’habille, prêche, circule dans le temple selon les manières prescrites ; mais cela ne signifie pas que cette manière soit la seule valable aux yeux de Dieu.
J’ai étudié le cas hobbésien pour les choses indifférentes. Hobbes n’emploie pas le mot stoïque d’adiaphora, mais sa conception de la religion en est tributaire. Toute religion est religion d’Etat, sinon des querelles auront lieu qui finiront par détruire toute vie sociale. Son problème est donc assez proche du nôtre, c’est-à-dire, est-ce que les (nouvelles) guerres de religion auront pour effet de détruire tout tissu social – aujourd’hui non plus le tissu intra-Etat, mais celui entre les Etats, celui de la coexistence entre les hommes de tous les bords? Lorsque le souverain est chargé par Hobbes d’établir la religion que tous doivent suivre, on remarque que le philosophe est très discret en ce qui concerne les dogmes ou les principes de toute religion. Il se déclare chrétien, mais limite le christianisme à un petit noyau dur, qui est « Jésus est le Christ ». Cela signifie, pour résumer, que si on se repent de ses péchés et on promet de ne plus pécher, on sera accueilli par le Rédempteur. Le minimum qu’on puisse en dire est que toute confession chrétienne est donc admise comme suffisante pour le salut ; et on pourrait aller plus loin, et suggérer que toute religion, même si elle ne se dit pas chrétienne, mais où il y ait la possibilité que le fidèle se repente et se corrige, sera englobée dans cette définition, prenons le mot qui va suivre dans son sens grec, assez « catholique » ... Par là peu importe si le pain et parfois le vin qu’on mange ensemble dans le culte chrétien sont ou représentent le corps et le sang du Christ ; Hobbes est dur contre les catholiques, il dit que l’idée de manger le corps de Notre Seigneur est une bêtise, mais il ne les condamne pas à la damnation. Ce noyau dur de la foi chrétienne suffit, disais-je, mais il faut ajouter l’obéissance aux lois du souverain ; donc si je dois professer que le pain est (ou représente) Jésus-Christ, je ne commets pas d’hérésie, de même que je n’en commets pas si j’adore Dieu devant un autel placé au bout de la nef (les catholiques) ou devant une communion-table sise au milieu de la nef (certains protestants). Le dogme, en-dehors du noyau dur, et la liturgie figurent parmi les choses indifférentes, que doit ordonner le législateur, mais il le fera pour des raisons de police – c’est-à-dire : d’ordre social – et non de foi .
L’équivalent moderne serait de comprendre que peu importe si on roule à gauche comme les Anglais, à droite comme le « rest of the world » ; mais il faut absolument que dans la même polity on roule en suivant la même loi. C’est une affaire, disait-on à l’époque, de police : il faut que la polis règle, qu’elle police, certaines moeurs.
De nos jours, sur un tableau comparatif où les différences comptaient beaucoup, ce qui était marqué cesse de l’être. Les catholiques étaient les seuls sauvés parce qu’eux seuls obéissaient au successeur de Saint-Pierre, le pape de Rome, désigné lui-même par Jésus-Christ comme la pierre sur laquelle serait bâtie Son Eglise ; or cette opposition n’est plus marquée, elle cesse d’être une différence, qui mène à des différends, elle se réduit à une distinction, elle n’est plus pertinente pour le salut. Les protestants soutenaient la prédestination, les catholiques croyaient à l’importance des oeuvres et également aux indulgences ; peu importe, désormais. Du moment que vous croyez au Dieu chrétien, vous pouvez tous être sauvés. Mais les Juifs, les Musulmans ? Du moment que vous croyez à un seul Dieu, vous serez tous sauvés. Mais les peuples qu’on appelait animistes, nombreux en Asie, en Afrique, en Amérique latine ? Du moment que vous pratiquez le bien en tenant compte de quelque chose qui vous transcende, vous pouvez avoir le salut. Dans l’espace d’un demi siècle, une vaste aire de tolérance s’est ainsi établie de par le monde. Le partage du vrai et du faux s’est réduit extraordinairement. On est devant le cosmopolitisme en matière religieuse, ou de foi.
Mais un problème se produit ici. Cette convergence des religions et des fois vient de pair avec une mise en veilleuse, ou même à la retraite, du salut. De moins en moins de fidèles croient à la vie éternelle. Les récompenses et les châtiments quittent la scène, ou du moins en quittent le devant. On ne voue plus l’autre, l’ennemi, à l’enfer, mais on ne se propose plus d’y aller. Ou du moins cela cesse d’être un souci primordial. Voyons la « bonne mort », à laquelle tant d’églises de l’époque coloniale ont été vouées au Brésil. On n’en bâtit plus. Si on demande à l’un de nos contemporains ce qu’il pense être la bonne mort, il vous répondra : une mort sans souffrance, de préférence une mort qui vous prenne au dépourvu. Or telle était justement la mauvaise mort ; je ne dis pas que la bonne mort serait celle qui vous ferait souffrir, mais c’était celle qui était annoncée, qui vous mettait au lit, qui vous donnait le temps de vous réconcilier avec vos amis, vos ennemis, votre vie, de vous repentir, de corriger le mal que vous auriez fait ; une mort qui vous disait son nom, qui s’identifiait en tant que telle ; une mort dont la préparation était ce qui comptait ; une mort qui était une grande et ultime occasion de sociabilité, des cousins et des neveux faisant des centaines de kilomètres pour vous voir une dernière fois ; une mort qui ne se cachait pas, ces visiteurs ne vous disant pas que vous étiez aujourd’hui en meilleure forme, ou que bientôt vous iriez vous lever du lit et reprendre vos courses ; ou plutôt, ils pourraient bien dire cela, mais tous, vous le premier, sauriez que c’étaient des mensonges pieux, des « white lies », qu’il s’agissait plutôt d’un au revoir, parce que vous vous reverriez un jour au paradis, qui saurait quand ? Or aujourd’hui tout mène vers une mort désemantisée. L’higiène du milieu hospitalier en est le symbole. Au Brésil et je crois que cela vaille ailleurs, si quelqu’un se meurt à l’hôpital un permis d’ensevelir est issu automatiquement ; ou bien, si cette personne a un médecin qui s’occupe d’elle et atteste une causa mortis, elle pourra être enterrée sans problèmes ; mais, si elle se meurt sans qu’on sache quelle a été la cause de son décès, il faudra que son corps attende plusieurs jours à l’Institut médico-légal jusqu’à ce qu’une autopsie permette de savoir pourquoi elle est morte ; ce besoin légal d’une justification médicale à la mort fait en sorte qu’on ne désire pas de la mort à la maison. Il faut être hors de chez soi pour mourir. La mort est unheimatlich. Elle ne fait plus partie de la vie. Or, ce qui a changé est peut-être le rôle du salut. Avec le salut, la mort était quelque chose, à la limite, de désiré. Du moins, la croyance à un Au-delà de meilleure qualité était quelque chose qui atténuait la douleur du départ ou de la séparation. Partir desta para melhor, « partir de cette [vie] pour une [qui soit] meilleure » était une expression classique, quoique un peu ironique, pour la mort en langue portugaise. Je ne crois pas que tous y croyaient, sinon la peine de mort n’aurait jamais eu un pouvoir dissuasif, mais de toute façon c’était une atténuante à la peur de la mort. Plusieurs, parmi les protestants brûlés vifs par Mary Tudor, se disaient au revoir au moment d’être ligotés au bûcher, en se promettant de se revoir le soir même, chez Jésus . Aujourd’hui cette croyance ne joue pas de rôle comparable. La discussion sur l’Au-delà a perdu beaucoup de son poids.
Donc, le bilan de ce cosmopolitisme religieux a quelque chose de décevant. La tolérance religieuse a beaucoup augmenté. Les interdits non-moraux, purement religieux, deviennent, disons-le avec un clin d’oeil à l’esprit des Lumières qui inspire cette transformation, un symptôme, un geste cordial, un signe de respect au divin et d’appartenance à une communauté. Mais ils cessent d’être une cause de damnation. Les dix commandements ne sont plus pris à la lettre. Le catholique qui ne jeûne pas les vendredis de la Carême, le juif qui mange du porc ne sont pas damnés pour autant. Mais le problème est que si personne n’est plus damné... personne n’est sauvé. La paix entre les religions, une conquête décisive de ce demi-siècle qui commence avec le Concile Vatican II, s’ajoute à une perte de pouvoir de la religion au sein des populations, du moins, occidentales.
Le salut chez les intégristes
Or en même temps d’autres religions prennent de la force, je me corrige : un autre concept de la religion. Il s’agit d’une conception selon laquelle il y a le salut et il est réservé à ceux qui pratiquent la vraie foi. Jusque là on assiste à une survie des anciennes conceptions, on voit une tradition qui résiste à partir. Ce sont les intégrismes. Ce qui choque, c’est que même des intégrismes en guerre partagent le concept de ce qu’est ou doit être la religion. Je prends un cas significatif qui date du 11 septembre 2001 et de ses lendemains immédiats. Juste après l’attaque aux Tours jumelles, le président George Bush a été emmené par le Service secret, a-t-on raconté dans les journaux, dans une grotte profonde et cachée. C’était l’endroit où il pourrait être le mieux protégé. Deux ou trois jours après, Osama bin Laden a dit au revoir aux habitants de Kaboul et est parti, à cheval, vers les montagnes de Bora-bora, où il s’est caché, disait-on, dans des grottes.
Les deux principaux protagonistes du conflit sont donc partis vers la même date pour des lieux cachés, souterrains et profonds. Ils se soustrayaient à la lumière du jour. Ils vivaient dans les profondeurs, dans ce qui est occulte ; a-t-on de meilleure métaphore pour l’intégrisme religieux ? Osama parlait de Djihad. Bush, dans un discours qui a été un chef-d’oeuvre de mauvaise politique, a appelé le monde à mener, contre le terrorisme, une... croisade. Lui et, ce qui est pire, ses conseillers n’avaient pas une idée des mauvaises résonances de ce nom auprès des musulmans. (Mais pour rendre justice à Bush il faut rappeler qu’aux Etats-Unis le mot de « croisade » n’a pas les relents anti-islamiques qui sont les siens ailleurs dans le monde ). Les deux grands antagonistes avaient donc quelque chose en commun : un certain intégrisme. Il est vrai que la plupart des citoyens des USA ne partagent pas l’intégrisme de Bush, et qu’évidemment il y avait dans son pays de plus intégristes que lui. Mais il est également vrai que la plupart des Musulmans ne partagents pas l’idéal d’une djihad menée comme une guerre religieuse contre tous les non-musulmans. D’ailleurs le meilleur signe de cet esprit non-belliqueux, non-intégriste de part et d’autre réside dans le fait que chez les Musulmans comme chez les Américains, les intégristes s’attaquent souvent et parfois plutôt à leurs « confrères » non-intégristes. Celui qui est « tiède » est perçu comme un traître, qui menacerait l’identité religieuse du dedans ; il est donc plus dangereux que l’ennemi tout court.
La guerre des religions, présente dans les intégrismes chrétien (aux USA mais aussi en Norvège, quand Anders Breivik tue 77 personnes en 2011, et aux Pays-Bas, où des politiciens et des footballeurs répandent des propos racistes), juif (l’occupation des territoires palestiniens par des colons qui, tout en étant une assez petite partie de la population d’Israël, deviennent à eux seuls l’une des grandes menaces à la paix mondiale), musulman (l’Al-Qaeda), hindou (le BJP qui a déjà exercé le pouvoir fédéral et qui a nourri la haine contre les musulmans), paraît ainsi à première vue être relever d’une tradition qui se poursuit. Elle serait une relique, un vestige, une trace, si puissante soit-elle. Mais là est justement le problème. Des reliques, des vestiges et des traces sont ce qui est en train de disparaître. On faisait le culte aux reliques parce qu’elles étaient en petit nombre – si bien qu’il fallait en produire sans arrêt ; la croix de Jésus-Christ devrait avoir eu des milliers de clous.
Les traditions sont en perte de vitesse depuis la célébration, par la Révolution française, de la nouveauté, ce qui a causé la perte de légitimité de ce qui est ancien (voyez l’opposition du mot « ancien régime », qui date de la révolution elle-même, et de la phrase de Saint-Just, « Le bonheur est une idée neuve en Europe » ). L’ancien, le vieilli devient négatif, tandis qu’on fait l’éloge de ce qui est inédit. Dans les entreprises, on parle aujourd’hui d’ « innovation ». Tout ce qui est neuf est positif – du moins dans le vaste espace occidental dont on a parlé dans les premières pages de cet article.
L’intégrisme gagne de la vitesse
Or ce qui tranche avec ce consensus est la perception tenace d’un regain, et non seulement d’une persistance, de ce qu’on disait traditionnel. L’intégrisme n’est pas un reste, en voie d’extinction. Il est quelque chose qui éclôt, qui pousse, qui fait une (ou plusieurs) percées. Il n’est pas confiné dans les limites extérieures de l’expansion de la mondialisation. Pourquoi ? Pourquoi est-il vivant, puissant ?
Avant tout il faut définir l’intégrisme, et son corollaire la guerre des religions, par un refus net et clair de la modernité et de ses projets. C’est une guerre en règle menée contre l’esprit des Lumières. Ce qui signifie que la guerre des religions ne l’est qu’en apparence. Au fait ce n’était pas au christianisme que bin Laden se prenait, mais à un esprit qui dérange aussi bien les Juifs ultra-orthodoxes que maints chrétiens du Bible belt américain. Les membres de l’Al-Qaeda peuvent identifier toute personne de souche européenne à des chrétiens, mais au fond ils sont plus proches de beaucoup d’électeurs républicains aux Etats-Unis que des citoyens qui ont peuplé la place Tahrir contre Moubarak. Le refus de la modernité reprend des mots qui étaient déjà au Syllabus de Pie-IX . Remarquons que la dernière proposition du Syllabus condamne précisément « le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne ». Le fait que les intégrismes s’attaquent en particulier à la liberté des femmes et à l’égalité des sexes, ayant en horreur par exemple l’homosexualité, est significatif. La liberté des femmes est d’ordinaire ce que les conservateurs extrêmes haïssent le plus.
Le sexe, la liberté d’expression, bref, tout ce qui caractérise les libertés conquises depuis les Grandes Révolutions modernes, aussi bien que la perte ou le foisonnement de repères distinctif de la post-modernité, voilà ce que détestent les intégristes. Ni modernité, ni post-modernité, ne sont de leur goût. Mais, du fait même que leur premier grand texte de référence est probablement ce Syllabus de 1864, il serait faux de caractériser l’intégrisme par une offensive contre l’Occident ; beaucoup d’Occidentaux ont partagé les valeurs de Pie-IX et, si les valeurs des Lumières ont gagné beaucoup de terrain depuis la 2e Guerre mondiale, dans les dernières années on a assisté à une nouvelle poussée de la tradition anti-républicaine et anti-démocratique partagée par le pape du 19e siècle aussi bien que par Al-Qaeda, et rien n’indique que ce mouvement soit en train de toucher à sa fin.
Pourquoi ?
L’explication la plus directe pour l’actuelle poussée intégriste, et qui vaut pour la plupart des individus concernés, dit qu’il s’agit d’une réaction des « damnés de la terre », des grands exclus qui sont des milliards d’êtres humains, dont la plupart vivent dans des sociétés démunies, pauvres, parfois misérables. Ils sont témoins des gains et des richesses des sociétés intégrées. Ils assistent souvent à la télévision et connaissent les richesses dont ils sont exclus. Dans des sociétés traditionelles, ou bien les démunis n’étaient pas informés des privilèges dont jouissaient les nantis, ou bien ils acceptaient d’être exclus du luxe, du supplément, si au moins ils assouvissaient leur faim. Or cette situation n’existe plus, et là est la première grande différence entre les exclus de nos jours et ceux d’antan. Je crois pouvoir suggérer que la faim aussi bien que l’extrême exclusion sont difficilement tolérables. Les sociétés les plus conformistes se sont quand même révoltées lorsque leurs membres ont vécu la faim, la soif, des carences formidables en termes d’habitation et de vêtement. La révolte n’a pas lieu tout de suite mais à un certain moment même les peuples chez lesquels on a inculqué le mieux l’acceptation de leur lot subalterne s’insurgent contre l’exclusion extrême. Dans les dernières années des études ont insisté sur l’importance des rites et des mythes pour renforcer l’obéissance aux pouvoirs en place ; mais souvent ils oublient que l’esprit des gens n’est pas une table blanche sur laquelle on inscrit n’importe quoi. Presque toute société paysanne a vécu une ou plusieurs jacqueries. Mais, ceci dit, l’information était raréfiée. Des fois les pauvres ne savaient même pas comme vivaient les riches. Le plus important, néanmoins, était autre chose. En fin de compte, les pauvres acceptaient l’inégalité. S’ils avaient de quoi manger, le fait qu’il y eût des distinctions de classe parfois assez poussées était vécu comme quelque chose de naturel, à l’aide bien sûr de beaucoup d’outils mythiques et rituels. Ils comprenaient qu’il serait impossible de faire en sorte que tous accèdent au luxe, au non-nécessaire, au beau, au superflu.
C’est ce qui a changé, de nos jours. D’abord, il y a le déluge de l’information. Tous connaissent ou peuvent connaître le train de vie des très riches. Les médias en font des personnages à la portée de nos yeux. Mais cela ne suffit pas à engendrer le profond malaise dont il est question. Il faut en plus qu’on se demande : Pourquoi jouissent-ils de tout ce superflu, et pas moi ? (ou, dans le cas des révolutionnaires, pas les autres ? pas ceux qui n’ont même pas le nécessaire ?). Donc la question de fait (ils jouissent) ne suffit pas, il faut en plus une question de droit (qu’est-ce qui fonde leur droit au luxe devant la carence de tant d’autres gens au monde ?) pour susciter des révoltes. L’integrisme ne débouche donc dans la guerre que quand il y a cette question de droit. L’intégrisme est donc, du moins lorsqu’il devient remarquable, une révolte. Une révolte conservatrice, soit, mais quand même une révolte. Ce n’est pas par hasard si des cliniques d’avortement ont été bombées par des militants d’extrême droite aux Etats-Unis ; ils croient être une majorité opprimée. Ils croient que le monde, dominé par les libertés modernes et le flou identitaire post-moderne, les exclut. L’élève de la madrassa à Kandahar et le Bible belter du Kentucky partagent cette conviction.
C’est une révolte sans révolution, une révolte pour empêcher la révolution. Et par là on est passé de la misère comme le grand combustible de ce conflit pour en venir à un sentiment d’exclusion radicale. Je n’ai pas accès au luxe, donc je vole et je tue pour en avoir ; c’est ce que font les traffiqueurs de drogues des favelas de Rio de Janeiro, dont certains disent, un peu à l’instar d’Achille chez Homère, qu’ils savent qu’ils vont mourir jeunes mais désirent avoir une vie qui flambe, pleine de plaisirs et d’éclat. Je n’ai pas accès au luxe, donc je vole et je tue pour en finir avec lui : c’est ce que font les intégristes qui passent à l’acte en faisant du terrorisme contre des cibles qu’ils identifient aux Etats-Unis. Dernièrement, je n’ai pas accès à l’élite dominante qui lit le Times et boit du café latte, donc je vote Tea Party. C’est plus pacifique, semble-t-il, mais cela mène à l’invasion de l’Irak et à Guantánamo, donc ce n’est pas pacifique du tout.
A quoi se doit, c’est la dernière question à laquelle on ne peut manquer, l’actuelle percée de l’intégrisme et donc des guerres à motivation « religieuse » (nous dirions plutôt à motivation intégriste, bien sûr) ? La première réponse ne peut être qu’un coup de chapeau aux Lumières. Si l’esprit des Lumières trouve aujourd’hui ses premiers grands ennemis depuis la défaite des fascismes il y a soixante-dix ans, ce serait parce qu’il n’y a pas assez de Lumières. Ce n’est donc pas une limite du concept même des Lumières, ce n’est pas son insuffisance conceptuelle à penser et à refaire le monde ; c’est que dans le domaine des faits les Lumières n’ont pas été suffisamment appliquées. Evidemment nous parlons de Lumières updated, aggiornate ; il y a eu la contribution de Marx et celle de Freud, sur laquelle mon ami Sergio Paulo Rouanet a écrit son beau livre A razão cativa , la raison esclave, où il montre comment Freud a su donner un nouvel élan à une raison qui, dans les Lumières historiques, qu’il appelle du nom ibérique d’ « Ilustração », était encore sous la captivité de préjugés d’une raison insuffisante à rendre compte de ce qui la conditionne ; mais ce que Freud, parmi d’autres, nous a apporté n’est pas une victoire de l’irrationnel, c’est exactement l’élargissement de la raison, qui permet l’existence d’un « Iluminismo » ou Aufklärung porteur d’avenir. Je suis d’accord avec Rouanet sur presque tous ses points.
On pourrait ajouter que la raison du 18e siècle, voire celle enrichie par Marx et Freud, sont encore trop redevables à l’Ouest ; que donc il a fallu et il faudra les contester ou les enrichir – et le choix du verbe dit presque tout – par les apports des sociétés non-européennes ; j’en ai parlé lors de la rencontre de l’Académie à Beijing ; il y a l’Occident dissident, où l’affectivité a une portée qu’elle semble avoir ratée dans les sociétés d’Atlantique nord, et il y a l’Asie, où des pays comme la Chine et l’Inde montrent que du fait de leur dimension ils peuvent faire un tri entre ce qu’ils souhaitent accepter de la culture occidentale et ce qu’ils désirent garder de la leur, évidemment en faisant subir aux deux de remarquables changements. Mais le dispositif d’explication reste le même. L’échec des Lumières n’en est pas un, parce que ce n’est qu’une absence de lumière, ce n’est pas l’impuissance des Lumières à bâtir un monte juste où soit en plus réduite la part du malheur.
Mais cette explication est-elle la bonne ? Elle me fait trop penser à l’anecdote de l’anglais qui désirait que son cheval vive sans se nourrir. A un certain moment, il va de soi, l’animal est mort. Son explication : « Dommage, justement lorsqu’il apprenait à vivre sans nourriture... » Ce schéma explicatif, on le trouve souvent. La Grande Guerre s’est terminée par la défaite allemande, mais les militaires et les nazis ont cultivé la légende du poignard dans le dos, responsabilisant l’ennemi intérieur, marxiste ou juif, de l’écroulement du Reich. Donc, encore un effort et on aurait vaincu. Souvent c’est exactement l’irruption du politique là où est sa demeure, mais d’où on désire le cacher, qui suscite ce reproche. Les Etats-Unis auraient vaincu le petit Vietnam si la population avait gardé son soutien à leur guerre en Indochine. Mais, en démocratie, c’est justement ce soutien qui n’est pas un reste, un « dernier effort », mais la question primordiale : désire-t-on, oui ou non, s’empêtrer dans une guerre sans avenir et sans légitimité ? D’ordinaire il s’agit d’un raisonnement conservateur ou réactionnaire, justement parce qu’il nie la part du politique et essaie de faire en sorte qu’il ne soit que le sanctionnement d’une décision prise ailleurs que sur la scène publique, en dehors de l’agora. Et je crains évidemment de reprendre à mon compte une explication qui à la limite ne ferait que méconnaître un malaise plus profond, une difficulté plus grande, qui dépasserait peut-être l’entendement (et j’emploie à dessein ce mot qui désigne une forme inférieure face à la raison) habituel du problème.
Peut-on penser autrement ? Je veux dire, peut-on penser que les intégrismes nous indiquent un problème qui n’est pas celui de l’incapacité de fait, pour l’instant, due à des raisons politiques et sociales, des Lumières à répandre leurs bienfaits de par le monde – et qui serait donc celui de leur incapacité de principe, définitive, de conception, à comprendre les sociétés en-dehors de leur aire ? Je ne peux que poser la question. Je continue à croire au premier terme de la distinction, mais je me dois et vous dois de laisser la question ouverte.
domingo, 27 de janeiro de 2013
Cosmopolitisme et « Guerre des Religions »
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